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Discrimination antisyndicale : une raison stratégique ?

Rapport : « Étudier les représentants du personnel pour mieux comprendre les relations de travail et les conditions de partage de la valeur ajoutée » par Jérôme Bourdieu, Thomas Breda et Vladimir Pecheu, PSE, Rapport DARES, septembre 2021

Dans ce rapport DARES consacré aux représentants du personnel, Jérôme Bourdieu, Thomas Breda et Vladimir Pecheu poursuivent le travail déjà engagé pour l’enquête REPONSE précédente au sujet de la discrimination antisyndicale. Les auteurs interrogent ici, sous l’angle statistique, les formes des traitements différenciés des directions à l’égard des représentants du personnel, formes qui évoluent selon le statut de ces derniers et le contexte d’exécution de leur mandat. Quatre catégories sont identifiées : salariés syndiqués, RP (Représentants du personnel) syndiqués, RP non-syndiqués, et DS (Délégués syndicaux), confrontées à la catégorie des salariés non syndiqués en étalon. Tandis que les salariés syndiqués n’ont pas à se signaler auprès de la direction, les RP sont investis légalement d’un rôle de représentation qui suppose qu’ils soient connus de l’employeur. Au sein des RP, il existe des RP syndiqués et des non-syndiqués, une distinction primordiale dans l’abord de la stratégie patronale. Enfin, les DS sont les représentants des salariés qui interviennent au nom des syndicats dans les négociations officielles, qui peuvent ou doivent être présents au sein des CSE en fonction de la taille de l’entreprise. Ils jouent un rôle majeur dans le partage de la valeur ajoutée et de ce fait, se retrouvent personnellement, lorsqu’ils sont combatifs, sous les feux éventuels des directions.

L’objectif du rapport est de poursuivre la mesure de la discrimination que subissent les salariés engagés dans une forme d’action collective au sein de l’entreprise. Quelle différence de traitement retrouve-t-on grâce à l’enquête REPONSE ? Aujourd’hui, de nouveaux outils de lecture de la discrimination syndicale sont disponibles et les auteurs vont s’efforcer de mettre à jour notre connaissance de ce phénomène.

Nous présenterons d’abord les principaux résultats puis nous reviendrons sur les propositions théoriques des auteurs qui offrent à ces résultats un cadre d’interprétation du phénomène de discrimination antisyndicale.

Les pénalités de salaire constatées

L’échantillon utilisé pour analyser les pénalités de salaire est restreint aux salariés à temps complet, soit ayant effectué plus de 1400 heures sur l’année (80% pour la durée légale des 35 heures). Une cohorte d’environ 115 000 personnes se détache.

La première des difficultés pour repérer un traitement différentiel pour les RP est de distinguer, parmi les multiples indicateurs, lesquels interviennent en combinaison pour produire la situation différenciée. Il s’agit alors d’investir un travail qualitatif « au cas par cas » pour ensuite construire le filtre nécessaire à la perception d’une situation différenciée plus globale. Les auteurs retiennent trois mesures statistiques : la rémunération du travail, les opportunités de promotion et enfin la pénibilité du travail. Ces trois variables doivent être à même de dessiner une situation de discrimination.  

Rémunération du travail

Concernant l’indicateur « rémunération du travail », les auteurs indiquent :

C’est peut-être aussi celui où les efforts de dissimulation seront les plus grands : la loi impose qu’à travail égal, il doit y avoir salaire égal. Il faut donc s’entendre sur ce que travail égal veut dire. Et une question fondamentale est précisément que le travail de représentation dans lequel s’engage un salarié le distingue toujours pour une part d’un salarié qui n’exerce pas de telles fonctions. Mais, il faudrait aller plus loin et montrer que la productivité du travail d’un salarié RP est différente de celle d’un salarié qui ne l’est pas, ce qui supposerait non seulement être capable d’évaluer la productivité du RP dans son travail de salarié, mais aussi dans son travail de RP, ou plutôt même la productivité de ce travail de RP du point de vue de l’entreprise (et non pas dans sa capacité à défendre les intérêts des salariés). Et si on arrivait à une telle mesure, on pourrait éventuellement montrer que la productivité du RP dans son travail salarié a finalement moins d’effet sur sa rémunération que sa productivité dans sa défense des intérêts des salariés, activité qui lorsqu’elle nuit aux intérêts des détenteurs du capital induit des brimades et pénalités salariales pouvant alors être qualifiées de discrimination au titre de l’exercice d’un mandat de représentation. 

p.12

L’hypothèse est donc de supposer que c’est le travail de représentation qui implique un salaire plus bas. Plus le représentant est productif en termes de défense des salariés, plus son salaire sera bas.  

Dans cette première approche statistique, on constate en effet qu’en salaire horaire, les DS sont payés en moyenne 4% de moins que les salariés qui ne sont ni RP, ni syndiqués. Les autres syndiqués et RP sont payés de 2 à 3% de moins que le groupe de référence, mais nous verrons que ce constat moyennise des situations qui, en réalité, s’opposent selon la catégorie de RP que l’on retient. Ces écarts tendent à s’effacer lorsque l’on contrôle par catégorie socioprofessionnelle, ce qui indique que les RP occupent des emplois moins bien rémunérés. C’est pour cette raison que les auteurs convoquent ensuite l’indicateur « promotion ».   

La promotion

Concernant l’indicateur promotion, les auteurs retiennent trois questions de l’enquête REPONSE : promotion dans les trois ans, chances de promotion, risques de licenciement dans l’année à venir. La promotion dans les trois ans indique que les syndiqués ont 4,2% moins de chance d’être promus par rapport aux autres groupes d’employés. Ce pourcentage atteint 10,7% pour les DS. Sachant qu’environ 30% des employés ont été promus sur la période considérée, nous obtenons pour les DS une différence d’un tiers pour les chances de promotion. Les risques de licenciement quant à eux sont surreprésentés dans la catégorie des RP syndiqués, malgré leur statut « protégé » qui suppose une procédure pour l’employeur. Au vu des résultats présentés par la DARES en 2017 (mars 2017, n°018), on constate que les trois quarts des demandes de licenciement de salariés protégés sont validés par l’Inspection du travail, information qui peut jouer sur la perception de la « protection » affichée par le droit du travail :

Comme dans l’analyse des salaires, ces résultats mettent en avant des pénalités accrues pour les DS, mais aussi une différence entre les représentants syndiqués et les non syndiqués, qui, eux, sont autant promus et font face aux mêmes risques de licenciement supposés que les salariés qui ne sont ni RP ni syndiqués. Ces analyses confirment finalement l’idée que les écarts de salaire observés, qui disparaissent lorsqu’on considère des salariés de la même catégorie socioprofessionnelle, sont le fruit de différences de promotions.

La pénibilité au travail

Concernant la pénibilité du travail, nous observons que les salariés syndiqués, représentants ou non, ont 3 à 4 % plus de chances de travailler le soir, la nuit ou le dimanche que les auteurs. Quant à la pénibilité perçue, les DS sont les plus insatisfaits des directions. Les RP non syndiqués ne sont pas moins satisfaits que le groupe étalon.

Grâce à ces trois indicateurs, nous pouvons désormais reconnaître une situation de discrimination plus forte chez les DS et RP syndiqués que chez les RP non syndiqués, qui semblent bénéficier de mesures de privilèges.

Les auteurs interrogent ensuite l’apparition, sur le temps d’une carrière de représentant, de la discrimination en question.

La génération des pénalités

L’ancienneté du mandat 

Avec moins d’un an d’ancienneté dans le mandat, on ne retrouve pas de traitement différentiel. Après une à quatre années, les pénalités observées apparaissent. La mise en place du traitement différencié se fait dans le temps long de l’exécution du mandat. Pour les RP syndiqués, la pénalité croît avec le temps tandis que pour les DS, la pénalité s’estompe au bout de 5 ans. Pour les RP non syndiqués, la pénalité décroit avec le temps, avec un accroissement du salaire supérieur de 11% par rapport aux salariés de référence équivalents.

La présence de rente

Tandis que les auteurs relativisent les effets des heures de délégation ( parce qu’absence d’aménagement de la charge de travail), les circonstances d’apparition de ces pénalités seraient en partie liées à la présence de rente. S’il y a à partager de la valeur ajoutée, la direction sera plus violente avec la représentation pour renforcer les intérêts du capital. À ce propos, les auteurs constatent que dans les entreprises qui déclarent avoir pour objectif principal la croissance, les salariés syndiqués et les DS relatent un impact significatif de leur engagement sur leur rémunération, avec des écarts de l’ordre de 9,7 à 11,6% par rapport à leurs collègues travaillant sur le même lieu de travail. Objectivement, il est difficile d’interpréter l’ensemble de ces résultats, néanmoins les auteurs soulignent l’existence de fortes pénalités pour les DS, en moyenne de l’ordre de 7 à 10% dans les entreprises les plus performantes.    

La conflictualité interne à l’entreprise

Quand il y a plusieurs syndicats, il existe moins de répression parce que d’autres leviers sont identifiés, à savoir la mise en concurrence et la mise en place d’un système de loyauté récompensatoire. Quand il n’y a qu’un seul syndicat, on retrouve un impact lourd sur le salaire des RP syndiqués.  

L’ambition des auteurs est de discuter des raisons théoriques qui peuvent pousser les employeurs à discriminer certains RP syndiqués et à en favoriser d’autres. La thèse : l’employeur ou les actionnaires peuvent avoir un intérêt stratégique à agir de la sorte, au sens où cela leur permet d’augmenter directement leurs profits et/ou de garder largement le monopole de la gestion de l’entreprise.

Cette approche théorique en termes de stratégie se distingue des théories habituellement mobilisées : la discrimination par goût (mépris de classe), la discrimination statistique par manque d’information. Tandis que les auteurs mobilisent brièvement la théorie des jeux (sans préciser tout de suite le contexte immédiatement inégalitaire quant à l’information des acteurs), la proposition du CMH autour du couple stratégie/tactique nous semble plus juste pour qualifier la relation entre RP et Direction.  

Discussion théorique

Les auteurs proposent en dernière partie un cadre d’interprétation.

Lorsque le jeu de la concurrence n’opère plus et qu’apparait une rente de situation, l’antagonisme d’intérêts entre détenteurs du capital et salariés est le plus saillant. Si les salariés et les détenteurs du capital ont intérêt immédiat à ce que l’entreprise soit la plus efficace possible, leur affrontement issu de l’échec des négociations à propos du partage de la rente aboutit à une perte d’efficacité globale de l’entreprise. Les auteurs soulignent toutefois que l’antagonisme d’intérêt peut-être plus profond, pour des raisons de niveaux d’information insuffisants et divergents, jusqu’à supposer une manière opposée de concevoir la manière de produire. De tous les types de conflits qui ponctuent le quotidien d’une entreprise, celui qui oppose dirigeants d’entreprises et salariés subordonnés occupe une place centrale, dans les négociations sur les salaires et même sur les conditions de travail.

Là où la théorie des jeux rencontre le réel et s’y abîme, c’est dans l’implication réciproque mais asymétrique entre le dirigeant et le salarié-représentant. En effet, le salarié d’une entreprise est dépendant de son dirigeant au sens où ce dernier décide avec plus ou moins d’autonomie du salaire, des conditions de travail et de la carrière du premier. Ce moyen de pression, sans parler du licenciement, est un moyen de punir ou de récompenser, selon le degré de conciliation qu’accepte le RP. Les deux font partie d’une même stratégie de recueil de l’adhésion in fine.  

Lorsqu’il y a plusieurs organisations syndicales, nous pouvons assister à des stratégies de gradation de pénalité, dans une volonté de maintenir la division syndicale. Pénaliser un DS n’est pas stratégique si c’est fait par vengeance. Il faut que la pénalisation ait pour effet de fournir un signal aux autres. La récompense, elle, ne suit pas la même logique, il faut rester discret.

Quels indices d’une discrimination stratégique ?

1. Des pénalités pour les RP susceptibles d’engendrer des coûts ou de participer fortement à la gestion de l’entreprise

Les caractéristiques du mandat et de son exercice déterminent en partie les pénalités de carrière subie par les RP. Les pénalités sont concentrées sur les RP syndiqués, en particulier les DS. Les DS sont dotés de la capacité de négocier avec l’employeur, donc les plus à même d’intervenir dans la gestion de l’entreprise et dans le partage de la valeur ajoutée. Les auteurs précisent toutefois qu’il ne faut pas sous-estimer les membres des commissions consultatives, à l’image de l’ancien CHSCT, aujourd’hui fusionné dans le CSE, qui peut contraindre l’employeur à engager des actions pour la prévention des risques par exemple, à travers une expertise et/ou une demande auprès de l’inspection du travail. Ils concluent que c’est lorsque les DS sont engagés, qu’il y a du conflit, et qu’ils représentent une organisation syndicale considérée comme contestataire, qu’ils ont de moins bonnes carrières : « Il semble ainsi que toute situation générant des coûts pour les employeurs suscite également des moins bonnes carrières pour les RP » (p.46).

Sans assurer une solidité statistique, les auteurs procèdent alors à un test dans lequel ils constatent un meilleur traitement des salariés là où les RP sont les plus actifs et les plus discriminés. Dans les situations où il n’y a qu’un seul syndicat, chaque euro gagné par les salariés se traduit par 30 centimes de perdu pour les RP syndiqués.

2. Des RP achetés ?

Est-ce que les patrons achètent la paix sociale ? Certains résultats vont dans ce sens. Les DS qui ne participent pas aux grèves semblent avoir de meilleures carrières que les collègues non syndiqués et non RP. Les analyses liant les pénalités de carrière aux coûts subis par l’employeur sont plus fortes lorsqu’il n’y a qu’un seul syndicat.

Selon les tests réalisés, sans toutefois pouvoir assurer de la réalité, ils se trouvent que la bimodalité, entre RP achetés et RP pénalisés, est d’autant plus forte lorsque plusieurs syndicats sont présents.

3. Est-il efficace de pénaliser les RP ?

Quand on ne peut pas acheter, est-ce que la sanction a un impact sur l’engagement dans le syndicalisme ou les instances de représentation du personnel ? La nouvelle enquête réponse permet de répondre à la question et de souligner un effet de découragement. La répression sur les DS doit avoir un effet repoussoir pour les salariés qui souhaiteraient rejoindre l’engagement syndical. C’est en cela que la stratégie patronale n’opère pas par vengeance mais par stratégie, pour produire de l’isolement. Un salarié, dans le cadre d’un conflit assumé avec la direction de son entreprise, n’engage pas les mêmes coûts que le camp d’en face.

Conclusion

En 2017, à nouveau, à genre, âge, expérience, niveau de diplôme égal, et au sein d’un même établissement, les représentants du personnel sont en moyenne moins bien payés que leurs collègues non représentants et non syndiqués. Les pénalités salariales s’établissent à hauteur de 4% pour les DS et à 2% environ pour les autres types de représentants. Conjointement à l’observation de cette discrimination pécuniaire, on voit que les représentants syndiqués sont pénalisés dans leur évolution de carrière et souffrent de conditions de travail plus difficiles. Au-delà de cette moyenne, il existe une polarisation des situations, particulièrement prononcée chez les DS, qui se divisent entre un groupe fortement pénalisé et un autre qui bénéficie au contraire de salaires plus élevés que la moyenne. Ce rapport soutient l’idée que les discriminations sont le résultat d’une volonté des employeurs de pénaliser les représentants qui menacent leurs intérêts, en particulier les DS qui sont en charge des négociations sur le partage de la valeur ajoutée, ou au contraire, « d’acheter » ceux qui accepteraient d’assurer la « paix sociale » en échange.  

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