Sur l’évolution de la prévention des risques professionnels en France
« Lorsqu’on demande aux responsables d’établissement ou aux directeurs de ligne pourquoi ils n’ont pas vu venir la grève des contrôleurs au beau milieu des vacances de février, ils répètent ces mots : `C’était impalpable.’»[1]
L’entrée en matière de cet article du journal Le Monde du 20 février 2024 au sujet de la défaillance du dialogue social à la SNCF en dit long sur l’état des relations professionnelles en France. L’article se poursuit en décrivant comment la SNCF prend le pouls de ses salariés, à grand renfort de sondages BVA et d’indicateurs de satisfaction. Ils étaient a priori tous au vert à la veille de la nouvelle grève des contrôleurs pour les vacances d’hiver 2024.
Ce mouvement a été une nouvelle fois amené par un ovni du dialogue social appelé CNA (Collectif national des agents du service commercial trains), arrivé dans le champ du rail de façon tonitruante lors de la grève des contrôleurs de décembre 2022. Si ce type de mouvement souligne le dynamisme renouvelé des luttes dites « de base » chez les salariés, et, pour le cas de la SNCF, une articulation efficace avec les représentants syndicaux, son contexte d’apparition nous contraint à souligner les risques que font peser les ordonnances Travail sur le dialogue social et la santé dans les entreprises, à la veille de l’acte 2 de la loi PACTE.
Une perte nette des droits des salariés en matière de santé au travail
À l’heure du « travail pressé » comme l’ont dépeint Corinne Gaudart et Serge Volkoff[2], l’intensification du travail abime la santé des travailleuses et des travailleurs. Conjugué à une politique de rémunération agressive dans un contexte inflationniste, à une faible autonomie et à une perte de sens au travail concomitante, le contexte actuel offre un cocktail explosif. Pour autant, les futures orientations du gouvernement, à l’encontre des Assises du travail [3] de 2023, semblent suggérer qu’il est préférable de casser le thermomètre, plutôt que de prévenir la fièvre. Après avoir drastiquement réduit les capacités des représentants du personnel à s’investir dans les missions de santé et sécurité pour la prévention des risques professionnels, la distance entre le travail réel et les orientations stratégiques des directions n’a jamais été aussi forte.
Depuis les ordonnances Macron, les prérogatives des anciens CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail) ont été transférées au CSE (Comité social et économique), une instance unique qui hérite également des prérogatives de l’ancien Comité d’entreprise. L’état de surmenage structurel de cette instance représentative du personnel (IRP) désormais unique ne permet pas d’assurer le même suivi qu’un CHSCT, indépendant et autonome, où les élus du personnel étaient explicitement assignés et formés à la tâche du suivi des risques professionnels au sein de l’entreprise. La synthèse du comité d’évaluation des ordonnances Travail[4] le rappelait déjà en 2021 à l’occasion de la crise Covid :
« En outre, si dans certaines entreprises la crise a eu pour conséquence de mobiliser plus fortement les instances de représentation du personnel, en particulier sur les questions de santé, sécurité et condition de travail, le traitement de ces sujets n’est pas encore stabilisé et la nouvelle articulation entre CSSCT et CSE reste difficile à trouver. […] Selon les études réalisées pour le comité, ces difficultés peuvent avoir des conséquences très variables, et dans certains cas contre-productives, sur le fonctionnement des CSE : allongement des réunions et des ordres du jour pour pouvoir traiter de l’ensemble des sujets, moindre engagement des élus, manque d’articulation entre le CSE et les commissions, difficulté de traitement des questions de santé et sécurité au travail.[…] Ces difficultés peuvent se traduire, surtout dans les grandes entreprises et celles à structure complexe, par un risque de perte de contact entre élus et salariés, renforcé par la crise et le développement du télétravail, et de non-identification des difficultés de terrain » (souligné par nous).
Qui trop embrasse mal étreint
Mais la complexification du travail des élus ne s’arrête pas à la fusion des instances. Comme nous l’avons déjà rappelé dans un article précédent[5], l’architecture du dialogue social, désormais libre d’accords, est conditionnée en grande partie par les choix des directions d’entreprise. Accorder telle ou telle prérogative au CSE central par exemple permet d’alléger la pression du dialogue social en l’éloignant de la situation de travail vécue par les salariés. Déporter une réorganisation impactant les conditions de travail, par accord d’entreprise, au niveau du comité de groupe, écrase la singularité de chaque établissement sous le poids de la norme organisationnelle.
Cette tendance à la bureaucratisation agit à son tour sur les représentants du personnel, tiraillés par les prérogatives élargies des CSE, aspirés par les hautes sphères du dialogue social, avec un risque de perte de contact sur le terrain. Notre recherche indépendante consacrée aux stratégies des directions dans le cadre du dialogue social intitulé Stra.Di-Various[6] témoigne de ce dilemme.
Enfant pauvre du CHSCT, la Commission Santé Sécurité Conditions de Travail (CSSCT), n’est obligatoire qu’à partir de 300 salariés, à la différence du seuil de 50 pour les anciens CHSCT, ce qui a drastiquement réduit la couverture des salariés par la commission, qui, rappelons-le, ne dispose ni de la même autonomie, ni des mêmes moyens pour réaliser les missions confiées par le CSE. L’articulation entre les prérogatives élargies du CSE et les priorités de la CSSCT est rarement adéquate, et conduit à une invisibilisation de la santé au travail et une perte de contact vis-à-vis du travail réel.
Le risque est grand d’opter, afin de pallier ces manques, pour l’installation de représentants de proximité, qui peuvent vite se transformer en « représentants de paille », sans aucun contre-pouvoir, donc aucune réactivité effective. Nous sommes très loin des fonctions qu’occupaient les Délégués du Personnel et des moyens dont ils disposaient pour assurer ce rôle de relai à proximité immédiate du travail.
Du dialogue social en entreprise à la politique publique de santé au travail, une même rationalité
Le risque de perte de contact avec le terrain ne date pas des ordonnances Travail. Il s’inscrit dans une tendance lourde, soulignée par le comité d’évaluation, à une bureaucratisation du travail de représentant, incarnée par les lois Rebsamen et Travail. À l’occasion d’un retour sur les conflits au sein des entreprises en France, Maxime Lescurieux[7], sociologue à la DARES, précise que 47% des établissements et 42% des salariés connaissent une conflictualité de type individuel sans conflit collectif. Il précise :
« Parmi ces établissements, une très grande majorité connaît des tensions entre les salariés (71 %), et dans une moindre mesure entre les représentants du personnel et les représentants de la direction (30 %). Les fréquences d’incidents (30 %), des accidents du travail répétés (13 %), des arrêts maladie (40 %), des problèmes de qualité (40 %) et des démissions fréquentes (15 %) y sont supérieures à la moyenne. Néanmoins, si ce groupe se caractérise par un nombre relativement élevé de conflits individuels au travail, les conflits collectifs y sont presque inexistants. En effet, entre 2014 et 2016, aucun des établissements de ce groupe n’a été confronté à une mobilisation collective. » (p.9)
Cette caractéristique souligne donc la nécessité d’être au plus proche du travail réel pour prévenir ces conflits, conflits d’autant plus à risque qu’ils ne possèdent pas d’espace d’expression légitimé par un champ législatif, a contrario de l’expression collective des revendications salariales.
Début 2023, le comité d’évaluation des ordonnances Macron a été clôturé. Dans la note conclusive, les rapporteurs s’interrogeaient sur les limites de la réforme, notamment vis-à-vis de la dialectique entre professionnalisation et proximité pour les représentants élus :
« Les enjeux de proximité entre les représentants élus et les salariés. Au sein des CSE, comment se fait l’articulation entre les missions transversales de l’instance et les fonctions de représentation de proximité des salariés ? Comment parvient-on à articuler analyse et évolution du travail avec les enjeux économiques, environnementaux, stratégiques ? Comment apporte-t-on des correctifs aux limites constatées ? Quelle évolution concrète dans l’exercice de leurs mandats pour des élus pris dans l’injonction d’une plus grande professionnalisation au regard du contenu de la mission et dans l’exigence d’une relation renforcée avec les salariés qu’ils représentent ? Quel accès effectif des élus aux formations – et lesquelles ? Quels équilibres entre exercice d’un mandat et carrière professionnelle ? Les tendances de reflux de candidatures aux élections se confirment-elles ? Quel regard portent les salariés sur leurs élus, sur l’utilité du dialogue social au sein du CSE, sur ce que produit la négociation collective ? » (Note conclusive des co-présidents, 2023, p.3)
L’affaiblissement du dialogue social s’accompagne d’un retrait de la prise en charge de la santé au travail en tant que politique publique. Pour rappel, les visites de la médecine du travail sont en chute libre : en 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir reçu la visite d’un médecin du travail ou d’une infirmière dans l’année. Ils ne sont plus que 39 % en 2019 selon Blandine Barlet[8], citée par Arnaud Mias dans un article du journal Le Monde consacré à l’ « horizon fuyant de la santé au travail »[9]. Ce dernier rappelle de façon opportune que la baisse des moyens pour la médecine du travail va de pair avec l’affaiblissement du maillage des inspecteurs du travail, où l’on compte à l’heure actuelle 1 agent pour 11 000 salariés. Les promesses de l’acte 2 de la loi Pacte au sujet de la simplification de la vie des entreprises, sur laquelle nous reviendrons, semblent nous orienter vers un moindre investissement organisationnel dans le dialogue social, avec une nouvelle perte nette en droit pour les salariés.
Décidément, il vaut mieux casser le thermomètre.
[1] https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/02/20/greves-a-la-sncf-dialogue-de-sourds-chez-les-cheminots_6217549_3234.html
[2] Corinne Gaudart et Serge Volkoff, Le travail pressé, éditions Les Petits Matins, 2022
[3] Voir à ce propos les préconisations pour un retour du dialogue social de proximité et l’instauration d’un dialogue professionnel pour l’organisation du travail : https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/assises_du_travail_-_rapport_des_garants.pdf
[4] https://www.strategie.gouv.fr/publications/evaluation-ordonnances-22-septembre-2017-relatives-dialogue-social-aux-relations-de-0
[5] https://blog.midi-ctes.fr/?p=149
[6] https://blog.midi-ctes.fr/?p=186
[7] https://dares.travail-emploi.gouv.fr/publication/conflits-du-travail-et-remunerations
[8] Blandine Barlet, La santé au travail en danger – Dépolitisation et gestionnarisation de la prévention des risques professionnels, Octares, Toulouse, 2019
[9] https://www.lemonde.fr/emploi/article/2023/12/18/l-horizon-fuyant-de-la-sante-au-travail_6206432_1698637.html